• Baudelaire


    Correspondances

    La Nature est un temple où de vivants piliers
    Laissent parfois sortir de confuses paroles;
    L'homme y passe à travers des forêts de symboles
    Qui l'observent avec des regards familiers.


    Comme de longs échos qui de loin se confondent
    Dans une ténébreuse et profonde unité,
    Vaste comme la nuit et comme la clarté,
    Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

    Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants,
    Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
    -Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,


    Ayant l'expansion des choses infinies,
    Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,
    Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.

     

    A une passante

    La rue assourdissante autour de moi hurlait.
    Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
    Une femme passa, d'une main fastueuse
    Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ;

    Agile et noble, avec sa jambe de statue.
    Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
    Dans son oeil, ciel livide où germe l'ouragan,
    La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

    Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté
    Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
    Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?

    Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être !
    Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
    Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !

     

     

    les bijoux

    La très-chère était nue, et, connaissant mon coeur,
    Elle n'avait gardé que ses bijoux sonores,
    Dont le riche attirail lui donnait l'air vainqueur
    Qu'ont dans leurs jours heureux les esclaves des Mores.

    Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur,
    Ce monde rayonnant de métal et de pierre
    Me ravi en extase, et j'aime à la fureur
    Les choses où le son se mêle à la lumière.

    Elle était donc couchée et se laissait aimer,
    Et du haut du divan elle souriait d'aise
    A mon amour profond et doux comme la mer,
    Qui vers elle montait comme vers sa falaise.

    Les yeux fixés sur moi, comme un tigre dompté,
    D'un air vague et rêveur elle essayait des poses.
    Et la candeur unie à la lubricité
    Donnait un charme neuf à ses métamorphoses.

    Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,
    Polis comme de l'huile, onduleux comme un cygne,
    Passaient devant mes yeux claivoyants et sereins;
    Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vignes.

    S'avancaient, plus calins que les Anges du mal,
    Pour troubler le repos où mon âme était mise,
    Et pour la déranger du rocher de cristal
    Où calme et solitaire, elle s'était assise.

    Je croyais voir unis pour un nouveau dessin
    Les hanches de l'Antiope au buste d'un imberbe,
    Tant sa taille faisait ressortir son bassin.
    Sur ce teint fauve et brun le fard était superbe!

    ...Et la lampe s'étant résignée à mourir,
    Comme le foyer seul illuminait la chambre,
    Chaque fois qu'il poussait un flamboyant soupir,
    Il inondait de sang cette peau couleur d'ambre!

    Les Phares


        Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse,
        Oreiller de chair fraîche où l'on ne peut aimer,
        Mais où la vie afflue et s'agite sans cesse,
        Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer ;
       
        Léonard de Vinci, miroir profond et sombre,
        Où des anges charmants, avec un doux souris
        Tout chargé de mystère, apparaissent à l'ombre
        Des glaciers et des pins qui ferment leur pays ;
       
        Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures,
        Et d'un grand crucifix décoré seulement,
        Où la prière en pleurs s'exhale des ordures,
        Et d'un rayon d'hiver traversé brusquement ;
       
        Michel-Ange, lieu vague où l'on voit des hercules
        Se mêler à des Christs, et se lever tout droits
        Des fantômes puissants qui dans les crépuscules
        Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts ;
       
        Colères de boxeur, impudences de faune,
        Toi qui sus ramasser la beauté des goujats,
        Grand cœur gonflé d'orgueil, homme débile et jaune,
        Puget, mélancolique empereur des forçats ;
       
        Watteau, ce carnaval où bien des cœurs illustres,
        Comme des papillons, errent en flamboyant,
        Décors frais et légers éclairés par des lustres
        Qui versent la folie à ce bal tournoyant ;
       
        Goya, cauchemar plein de choses inconnues,
        De fœtus qu'on fait cuire au milieu des sabbats,
        De vieilles au miroir et d'enfants toutes nues,
        Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas ;
       
        Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,
        Ombragé par un bois de sapins toujours vert,
        Où sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
        Passent, comme un soupir étouffé de Weber ;
       
        Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,
        Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum,
        Sont un écho redit par mille labyrinthes ;
        C'est pour les cœurs mortels un divin opium !
       
        C'est un cri répété par mille sentinelles,
        Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;
        C'est un phare allumé sur mille citadelles,
        Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !
       
        Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
        Que nous puissions donner de notre dignité
        Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge
        Et vient mourir au bord de votre éternité !

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